Le Grand Jour : conte philosophique issu des contes de moelle, en lien avec le Cycle de l'Austrel, des écrits de Yves Philippe de Francqueville… Tous droits réservés.
Le Grand Jour :
Chris vient juste d’achever son blyxste. C’est ainsi chaque soir. Le voici libre alors pour se rendre au Centre d’Ethique et d’Instruction afin d’écouter la voix du maître : nous sommes le premier jour de la semaine.
Les crédits ne sont pas suffisants cette fois encore pour que le système de téléportation lui permette de s’y rendre aussitôt. Tomas devrait déjà être installé pour une première trans, avant la lumière fraxylière...
— J’utiliserai encore mon ancienne planche lévimodulaire ! se dit-il. L’important est d’être présent avant l’hongutral !
Ce n’est pas simple chez l’adolescent de réussir à gérer son énergie extérieure. Par chance, sa réserve lui donne juste la capacité de réveiller la planche afin de le conduire au stade.
Au retour, il sera préférable de faire un direct... Ce serait trop grave de rester en voie parallèle, sans réserve.
Le glock allait dévier l’image lorsqu’il visualisa Chris pénétrant dans le faisceau. Sa mémoire active lui pria de le recevoir. C’était très juste cette fois encore : l’hongutral apparaît à l’instant même où sa ceinture de trans est cliquée. L’espoir de recevoir la totalité du sohrast est maintenant assuré.
Chris ferme les yeux.
Cela commence.
Pour la première fois depuis le Grand Jour, poussé par sa mémoire honteuse, (car c’est bien ainsi que le maître la désignait), qui ne cessait de lutter au cœur de sa cellule énergétique, Tomas fit semblant de cliquer sa ceinture de trans.
Le glock n’a pas perçu la simulation. La réserve de crédits étant enfin suffisante, il était possible au jeune homme de réaliser l’expérience. C’est fort délicat de souhaiter jouer à l’extérieur des lois. Celui qui tente d’enfreindre ainsi le code d’existence autorisée risque d’être tout simplement kryfluxiré.
Arrivé parmi les premiers dans le stade, il s’était protégé les yeux de lentilles phalières et sa cellule enregistreuse à ultraviolet était branchée. Tomas alors étudiait attentivement l’arrivée de chacun.
Chris ne se rend compte de rien en prenant place à côté de son fractionnaire (c’est-à-dire issu de gènes similaires). Sa mémoire honteuse, trop faible avant la Chalystime, ne lui a pas donné le flux psychique suffisant pour saisir le mot “frère”, absent des entrées nouvelles.
Pourrait-il un jour savoir que cet être, à son côté, fut dans la primaire époque d’une importance aimante pour lui ? Mais le mot “aimer” n’est point présent aussi dans la programmation de sa cellule réflexive...
La mémoire honteuse de Chris ayant été nettoyée de ces mots, lorsque le Grand Jour est arrivé, il était comme la plupart des 800.000 enfants et adolescents sélectionnés, propres à l’éducation du Centre. Tous sont à même de vivre des rêves parfaits : “les rêves blancs”.
Très tôt après la greffe, Tomas, contre toutes prévisions des chercheurs sélectionneurs de l’Archyeur, se mit à rêver en couleur, puis à percer le krysle qui fermait la mémoire honteuse avant qu’elle ne soit définitivement supprimée à la fin de la croissance. (En effet, il n’était pas possible de la détruire dès la première greffe sans risquer d’empêcher la mémoire active de se développer totalement).
Affolé tout d’abord par sa cellule en lutte directe avec lui-même, il ose après quelques nuits terribles, percevoir la signification du mot “liberté” qui revenait continuellement dans ses rêves. Il aurait dû, aussitôt ces troubles ressentis en lui, en informer son piarck afin d’effectuer un nettoyage de son programme cellulaire — comme l’exige le code — mais ce mot même de “liberté” le poussait à garder le secret.
Tomas, ce soir, comprend que Chris, à son côté, cet être cellulaire est davantage qu’un simple fractionnaire. Le mot “frère” est inscrit maintenant dans sa mémoire active. Le processus de ce qu’il nomme en lui : la liberté, vient de se mettre en branle.
La lumière bleue disparaît.
Tous entrent dans la dimension parabolique.
Excepté Tomas, attentif.
Le lecteur auto nettoyant se déclenche. Du corps des 800.000 êtres, présents dans l’ensemble des stades, émane une lueur bleutée.
Pour la première fois, il sent son corps de chair se révolter alors qu’il est éveillé. C’est un cauchemar comme dans ses rêves colorés, mais Tomas est lucide cette fois ! La douleur est terrible. Il se mord les lèvres afin de ne pas hurler. Tous les autres semblent paisibles.
Dans un effort sublime, il ferme sa cellule.
Mich, actionnant le lecteur reçoit sur son écran le relevé informant un contact non-effectif pour le sujet A.Y.467. Après une très courte hésitation, il répète le code d’accès. Le récepteur annonce qu’un premier essai a déjà été réalisé... C’est une situation non enregistrée qui lui impose une entrée sur la réserve. S’il appelle alors le glock de service et que ce dernier découvre le système frustré par sa faute, il risque d’être kryfluxiré. L’analyse est immédiate : si le récepteur a noté deux essais effectués par le lecteur, l’erreur se situe dans la répétition de la double manipulation, non dans son incapacité à être en contact.
Mich n’est pas autorisé, lui-même, à se demander les raisons premières de tels problèmes : il n’a pas été sélectionné à ce poste pour réfléchir. Aussitôt alors, il actionne sur lui l’autonettoyant sans juger nécessaire de déclencher le confesseur en premier lieu. Quelques secondes suffisent à l’opération. Il y passe naturellement chaque semaine ; ainsi sa mémoire active reste très limitée. C’est nécessaire pour une obéissance parfaite. Sa fonction est trop importante ; la dignité qu’il en reçoit ne peut que l’inviter à accueillir paisiblement le code. À la reprise des commandes, le lecteur prend compte donc de l’erreur annoncée. Cette faute aussitôt passée au confesseur lui coûte finalement 600 crédits (c’est la première fois depuis sa nouvelle promotion).
Le cycle se poursuit. Tomas est définitivement, ce soir, oublié par le Centre.
Posant la main sur la peau de Chris, il entre alors étrangement en communication avec lui et saisit l’opération en cour : son frère est en pleine phase de confession. Le lecteur reçoit chaque information de la mémoire active et nettoie ce qui n’est pas conforme à l’instruction prévue par le code.
Pour chaque réaction hors norme, il y a une punition réglementaire. Tous ces jeunes sont la future élite du système ; sélectionnés pour leur intelligence et surtout aussi pour leur santé stable (tous sont, bien entendu, séronégatifs de tous les virus qui ont enclenché le processus menant à la fin de l’époque des primaires), leur éducation doit être parfaite. Aucune couleur ne peut être admise, aucun sentiment autre que l’accueil du bien et le rejet total du mal, n’est accepté... Ce serait puiser dans la mémoire honteuse.
La cellule de Chris, au grand étonnement de Tomas, est très encombrée. Ses excès de dépense en crédits ne sont pas liés à un dérèglement, mais à son impressionnante capacité à l’imaginaire.
Vis-à-vis du code d’existence autorisée, cette situation est handicapante au point de risquer de le contraindre prochainement à une nouvelle greffe. Cela rendrait Chris en classe 2, voire en classe 3 où sans aucune mémoire active, il deviendrait travailleur de la Cité... À moins que sa condition physique ne le sélectionne vers les forces armées de l’Archyeur, programmées dans la lutte contre les derniers primaires.
Découvrant la vie de Chris, tout le corps de Tomas est soudainement bouleversé. Il ressent alors une douce sensation : il “aime” ce “frère”. Deux mots qu’il saisit pleinement maintenant. Il découvre pour la première fois ces grands sentiments. Il en perçoit l’idée de beau.
Tomas se souvient maintenant.
Le krysle est maintenant définitivement détruit : sa très riche mémoire honteuse lui est totalement accessible.
Il comprend cette poignée de soi-disant fous en lutte contre le Centre. Il saisit enfin la force du mot liberté.
Tomas désire aimer... Ce que le Centre ne peut accepter si l’on souhaite que la Cité vive.
Un visage voilé, une ombre, passe continuellement dans sa mémoire, comme une réalité inaccessible l’invitant à la fusion. Creusant, se torturant l’esprit, Tomas perçoit alors que le lecteur autonettoyant a rayé définitivement de lui-même une existence précise. C’est un peu comme une carte géographique dont aurait été “d’une manière chirurgicale” ôté un seul pays. Par une analyse logique, l’enfant s’efforce de reconstituer l’être disparu en n’ayant pour données que des détails extérieurs.
Il conclut que ce ne peut être que son frère jumeau !
D’après les données enregistrées dans sa cellule, l’Archyeur l’a kryfluxiré lors de la première révolte des primaires, car il était porteur du virus. Cependant la mémoire honteuse de Tomas est en opposition avec ces explications. Il sent comme vivant en lui ce personnage qui depuis le Grand Jour, lors de sa Greffe, fut effacé de sa propre vie.
Les crédits ne sont pas suffisants cette fois encore pour que le système de téléportation lui permette de s’y rendre aussitôt. Tomas devrait déjà être installé pour une première trans, avant la lumière fraxylière...
— J’utiliserai encore mon ancienne planche lévimodulaire ! se dit-il. L’important est d’être présent avant l’hongutral !
Ce n’est pas simple chez l’adolescent de réussir à gérer son énergie extérieure. Par chance, sa réserve lui donne juste la capacité de réveiller la planche afin de le conduire au stade.
Au retour, il sera préférable de faire un direct... Ce serait trop grave de rester en voie parallèle, sans réserve.
Le glock allait dévier l’image lorsqu’il visualisa Chris pénétrant dans le faisceau. Sa mémoire active lui pria de le recevoir. C’était très juste cette fois encore : l’hongutral apparaît à l’instant même où sa ceinture de trans est cliquée. L’espoir de recevoir la totalité du sohrast est maintenant assuré.
Chris ferme les yeux.
Cela commence.
Pour la première fois depuis le Grand Jour, poussé par sa mémoire honteuse, (car c’est bien ainsi que le maître la désignait), qui ne cessait de lutter au cœur de sa cellule énergétique, Tomas fit semblant de cliquer sa ceinture de trans.
Le glock n’a pas perçu la simulation. La réserve de crédits étant enfin suffisante, il était possible au jeune homme de réaliser l’expérience. C’est fort délicat de souhaiter jouer à l’extérieur des lois. Celui qui tente d’enfreindre ainsi le code d’existence autorisée risque d’être tout simplement kryfluxiré.
Arrivé parmi les premiers dans le stade, il s’était protégé les yeux de lentilles phalières et sa cellule enregistreuse à ultraviolet était branchée. Tomas alors étudiait attentivement l’arrivée de chacun.
Chris ne se rend compte de rien en prenant place à côté de son fractionnaire (c’est-à-dire issu de gènes similaires). Sa mémoire honteuse, trop faible avant la Chalystime, ne lui a pas donné le flux psychique suffisant pour saisir le mot “frère”, absent des entrées nouvelles.
Pourrait-il un jour savoir que cet être, à son côté, fut dans la primaire époque d’une importance aimante pour lui ? Mais le mot “aimer” n’est point présent aussi dans la programmation de sa cellule réflexive...
La mémoire honteuse de Chris ayant été nettoyée de ces mots, lorsque le Grand Jour est arrivé, il était comme la plupart des 800.000 enfants et adolescents sélectionnés, propres à l’éducation du Centre. Tous sont à même de vivre des rêves parfaits : “les rêves blancs”.
Très tôt après la greffe, Tomas, contre toutes prévisions des chercheurs sélectionneurs de l’Archyeur, se mit à rêver en couleur, puis à percer le krysle qui fermait la mémoire honteuse avant qu’elle ne soit définitivement supprimée à la fin de la croissance. (En effet, il n’était pas possible de la détruire dès la première greffe sans risquer d’empêcher la mémoire active de se développer totalement).
Affolé tout d’abord par sa cellule en lutte directe avec lui-même, il ose après quelques nuits terribles, percevoir la signification du mot “liberté” qui revenait continuellement dans ses rêves. Il aurait dû, aussitôt ces troubles ressentis en lui, en informer son piarck afin d’effectuer un nettoyage de son programme cellulaire — comme l’exige le code — mais ce mot même de “liberté” le poussait à garder le secret.
Tomas, ce soir, comprend que Chris, à son côté, cet être cellulaire est davantage qu’un simple fractionnaire. Le mot “frère” est inscrit maintenant dans sa mémoire active. Le processus de ce qu’il nomme en lui : la liberté, vient de se mettre en branle.
La lumière bleue disparaît.
Tous entrent dans la dimension parabolique.
Excepté Tomas, attentif.
Le lecteur auto nettoyant se déclenche. Du corps des 800.000 êtres, présents dans l’ensemble des stades, émane une lueur bleutée.
Pour la première fois, il sent son corps de chair se révolter alors qu’il est éveillé. C’est un cauchemar comme dans ses rêves colorés, mais Tomas est lucide cette fois ! La douleur est terrible. Il se mord les lèvres afin de ne pas hurler. Tous les autres semblent paisibles.
Dans un effort sublime, il ferme sa cellule.
Mich, actionnant le lecteur reçoit sur son écran le relevé informant un contact non-effectif pour le sujet A.Y.467. Après une très courte hésitation, il répète le code d’accès. Le récepteur annonce qu’un premier essai a déjà été réalisé... C’est une situation non enregistrée qui lui impose une entrée sur la réserve. S’il appelle alors le glock de service et que ce dernier découvre le système frustré par sa faute, il risque d’être kryfluxiré. L’analyse est immédiate : si le récepteur a noté deux essais effectués par le lecteur, l’erreur se situe dans la répétition de la double manipulation, non dans son incapacité à être en contact.
Mich n’est pas autorisé, lui-même, à se demander les raisons premières de tels problèmes : il n’a pas été sélectionné à ce poste pour réfléchir. Aussitôt alors, il actionne sur lui l’autonettoyant sans juger nécessaire de déclencher le confesseur en premier lieu. Quelques secondes suffisent à l’opération. Il y passe naturellement chaque semaine ; ainsi sa mémoire active reste très limitée. C’est nécessaire pour une obéissance parfaite. Sa fonction est trop importante ; la dignité qu’il en reçoit ne peut que l’inviter à accueillir paisiblement le code. À la reprise des commandes, le lecteur prend compte donc de l’erreur annoncée. Cette faute aussitôt passée au confesseur lui coûte finalement 600 crédits (c’est la première fois depuis sa nouvelle promotion).
Le cycle se poursuit. Tomas est définitivement, ce soir, oublié par le Centre.
Posant la main sur la peau de Chris, il entre alors étrangement en communication avec lui et saisit l’opération en cour : son frère est en pleine phase de confession. Le lecteur reçoit chaque information de la mémoire active et nettoie ce qui n’est pas conforme à l’instruction prévue par le code.
Pour chaque réaction hors norme, il y a une punition réglementaire. Tous ces jeunes sont la future élite du système ; sélectionnés pour leur intelligence et surtout aussi pour leur santé stable (tous sont, bien entendu, séronégatifs de tous les virus qui ont enclenché le processus menant à la fin de l’époque des primaires), leur éducation doit être parfaite. Aucune couleur ne peut être admise, aucun sentiment autre que l’accueil du bien et le rejet total du mal, n’est accepté... Ce serait puiser dans la mémoire honteuse.
La cellule de Chris, au grand étonnement de Tomas, est très encombrée. Ses excès de dépense en crédits ne sont pas liés à un dérèglement, mais à son impressionnante capacité à l’imaginaire.
Vis-à-vis du code d’existence autorisée, cette situation est handicapante au point de risquer de le contraindre prochainement à une nouvelle greffe. Cela rendrait Chris en classe 2, voire en classe 3 où sans aucune mémoire active, il deviendrait travailleur de la Cité... À moins que sa condition physique ne le sélectionne vers les forces armées de l’Archyeur, programmées dans la lutte contre les derniers primaires.
Découvrant la vie de Chris, tout le corps de Tomas est soudainement bouleversé. Il ressent alors une douce sensation : il “aime” ce “frère”. Deux mots qu’il saisit pleinement maintenant. Il découvre pour la première fois ces grands sentiments. Il en perçoit l’idée de beau.
Tomas se souvient maintenant.
Le krysle est maintenant définitivement détruit : sa très riche mémoire honteuse lui est totalement accessible.
Il comprend cette poignée de soi-disant fous en lutte contre le Centre. Il saisit enfin la force du mot liberté.
Tomas désire aimer... Ce que le Centre ne peut accepter si l’on souhaite que la Cité vive.
Un visage voilé, une ombre, passe continuellement dans sa mémoire, comme une réalité inaccessible l’invitant à la fusion. Creusant, se torturant l’esprit, Tomas perçoit alors que le lecteur autonettoyant a rayé définitivement de lui-même une existence précise. C’est un peu comme une carte géographique dont aurait été “d’une manière chirurgicale” ôté un seul pays. Par une analyse logique, l’enfant s’efforce de reconstituer l’être disparu en n’ayant pour données que des détails extérieurs.
Il conclut que ce ne peut être que son frère jumeau !
D’après les données enregistrées dans sa cellule, l’Archyeur l’a kryfluxiré lors de la première révolte des primaires, car il était porteur du virus. Cependant la mémoire honteuse de Tomas est en opposition avec ces explications. Il sent comme vivant en lui ce personnage qui depuis le Grand Jour, lors de sa Greffe, fut effacé de sa propre vie.
Pourquoi ?
Incapable de définir son égal, il tente de le découvrir en Chris. Ô, mauvaise surprise ! Chris lui aussi en a été nettoyé.
Le lecteur a achevé son opération. Les 800.000 (nous pouvons les nommer ainsi : cette élite en cours d’éducation pour la gloire du Centre), sont prêts à recevoir les instructions et les crédits mérités afin de vivre honorablement pendant la semaine.
La lumière fraxilière développe de nouveau son champ sur les enfants et charge les cellules de chacun.
Tomas voit son frère percevoir la moitié de la dose habituelle...
C’est à peine suffisant pour ses besoins nutritionnels hebdomadaires ! À ce rythme, Chris ne tiendra pas un mois de plus. L’Archyeur doit souhaiter le voir s’auto-kryfluxirer, ou le forcer à demander une nouvelle greffe. La faim reste l’arme la plus redoutable après le transport.
Le silence est total dans l’ensemble des stades.
Maintenant seulement, les enfants et les adolescents reprennent conscience. Ils ne perçoivent jamais directement la première phase de l’opération. Chris ouvre les yeux et instinctivement, pour la première fois, se tourne vers Tomas. Ce dernier ose le regarder avec un sourire.
La cellule de Chris se bloque. Sa réaction est vive. Le “rictus” (comme cela est nommé dans le système éducatif) de son fractionnaire n’est pas autorisé par le code. Cependant, cela ne lui procure non pas un malaise, mais une sensation qu’il n’a jusqu’à maintenant qu’imaginée... Et que le Centre lui supprime chaque semaine en limitant toujours davantage ses crédits.
Dégrafant sa ceinture une fraction de seconde, il ose répondre par ce même mouvement des lèvres.
Il était temps : la sphère centrale s’éclaire. Les 800.000 entrent dans la phase d’éducation active. L’Archyeur leur apparaît - image en trois dimensions - pour le sohrast.
Grâce à ses lentilles phalières, Tomas peut enfin saisir les traits de son maître. La très vive lumière d’où il jaillit lui empêchait jusqu’alors un regard direct. C’est un être petit, gros, gras même, au visage graisseux. Ce corps laid et repoussant n’est pas associé à la voix puissante transmise par les haut-parleurs. Elle enivre, elle étouffe... Aussi, le malaise est total chez le jeune homme.
En opposition avec les propos de l’Archyeur, il découvre combien les mots “beau” et “harmonie” sont importants pour sa vie.
Le code d’existence autorisée ne donne pas aux enfants la capacité de ressentir ce qui est beau. En effet, le beau est lié aux sentiments. L’art a disparu des concepts du Centre dans le code. Tout doit être utile. Les vivants ont le devoir d’être efficaces pour mériter d’exister. Le beau n’est pas alimentaire, car il donne à l’homme une capacité d’évasion le rendant improductif. L’art fait perdre à l’homme sa capacité de raisonnement ; il est par cela même néfaste à la vie de la Cité. Seules, les notions de bien et de mal sont réglementaires : le bien entre uniquement dans le cadre de la vie autorisée, — car bien s’oppose à plaisir — alors que la capacité au mal leur est ôtée chaque semaine jusqu’à la fin de leur croissance. Une fois la maturité acquise, pour mériter leur entrée dans le monde, ils pourront trouver leur place dans la Cité. En tant que citoyens, l’idée même du mal sera définitivement rayée de leur conscience grâce à l’activation optimale de la greffe.
Les enfants seront libres, car ils ne seront plus en mesure de penser le mal.
Tomas est étonné de voir combien l’instruction est insupportable lorsqu’elle est confrontée à sa propre volonté. N’ayant pas cliqué la ceinture, et sa cellule étant fermée, seule sa mémoire active reçoit les paroles du maître. Cela met immédiatement en branle sa mémoire honteuse.
Le refus des propos est total.
La douleur est intense.
La lumière de la sphère s’atténue. L’Archyeur disparaît. La paix règne dans tous les stades ; chacun dégrafe sa ceinture de trans, tous se lèvent calmement afin de rejoindre leurs cellules respectives.
Chris est surpris de voir son fractionnaire avec sa planche aussi :
— Tiens, tu ne te téléportes pas non plus ?
— J’apprends moi-même à économiser les crédits !
— Ah ? Mais comment as-tu fait pour arriver avant moi au stade... J’ai à peine le temps d’achever mon blyxste chaque jour et pourtant je suis très efficace ! Et toi tu arrives ainsi à me dépasser sur le temps d’accès...
— C’est-à-dire que je n’ai pas réalisé mon blyxste !
— Chut, ne dis rien, tu serais immédiatement puni si l’on t’entendait. Viens, on s’éloigne d’ici. Tiens : oserais-tu t’arrêter en voie parallèle ? Au point où tu sembles arrivé, tout peut être essayé. J’en ai assez d’être seul !
— Dis-moi donc, Chris, qu’est-ce que ces propos ? Tu es en dehors des règles et tu risques de plus d’être inscrit pour une greffe seconde.
Une annonce est lancée par le Centre : le sujet en cours de formation “A.Y.467.” est prié de se présenter immédiatement au lecteur principal de recherches.
— Laisse toutes tes affaires, viens vite Tomas. On stoppe ensemble si tu me tiens la main ; ainsi, nous ne serons pas séparés dans la voie parallèle.
Tomas ressent une joie sans égale. Aujourd’hui sa vie change. Il sait que se rendre au Lecteur le destinerait non à être kryfluxiré, (car trop jeune, en bonne santé et potentiellement encore utile à la Cité) mais au mieux, greffé de nouveau pour se retrouver en classe 2 ou 3 avec suppression totale de sa mémoire active... Aussi, son retour n’est pas supportable. Le Centre s’est donc finalement rendu compte de son action ce soir.
Les planches éteintes, les voici tous deux côte à côte, dans une brume étrange au cœur de l’espace interdit : hors de la Cité.
L’odeur est inconnue chez Tomas, tout comme le sol foulé par ses pieds et que sa mémoire honteuse nomme “herbe”.
— Tu sais, je peux te le dire maintenant : moi je viens très souvent ici ! La première fois, c’était par accident : je n’avais plus assez de crédit ; ma planche s’est stoppée seule et je suis tombé dans cette zone. C’est une patrouille qui m’a récupéré. Cela m’a coûté huit jours d’isolement et la menace d’une greffe secondaire. Je suis en bonne place sur le tableau des futures jeunes forces de l’Archyeur ! Aussi malgré tout cela j’ai pris goût à cet endroit. J’ai l’impression que dans ce chaos total il y a finalement plus de vie que dans la Cité. J’entends des bruits merveilleux que j’assemble dans mon esprit.
Ma cellule n’est certainement pas correctement greffée ou le rejet est fort probable, mais je n’arrive pas à recevoir l’éducation réglementaire ! Et toi, es-tu déjà venu en ces lieux ?
— Non, petit frère...
— Cela veut dire quoi exactement ce mot “frère” ?
— C’est le terme réel, remplacé par le Centre avec le terme de “fractionnaire”.
— Ah oui ?
Chut ! Réveille ta planche, tiens-moi la main... Une patrouille arrive...
Ouf, on a eu chaud !
Dis-moi, pourquoi es-tu si étrange ? J’ai l’impression que je puis te donner ma confiance. Tu sais, tu es la première personne à qui je raconte mes évasions interdites !
— Mais comment t’y prends-tu avec le lecteur confesseur ?
- C’est simple : je l’embrouille avec des histoires toutes préparées, d’une banalité désespérante ; ainsi, il sature systématiquement avant de réussir à tout lire... J’y perds à chaque fois quelques nouveaux crédits, mais je reste ainsi plus libre !
— Tu dis ?
— Je suis plus libre. Oui, c’est un mot que j’ai découvert en rêve.
— Alors toi aussi tu rêves en couleur... Ah, Chris, c’est merveilleux ! Combien as-tu de crédits ?
— Moins de 10.000 cette fois.
— Moi, il m’en reste 23.000. Je ne souhaite pas cependant retourner dans la Cité.
— Ah...
— Écoute, si tu me fais confiance, nous pouvons tenter ce soir d’entrer dans la liberté. Moi, je pense être définitivement grillé par le Centre. Juste lorsque nous sommes partis en voie parallèle, j’ai eu une demande de rapport immédiat. C’est la fin si je m’y rends !
— Où désires-tu aller ?
— Tu as entendu parler des primaires ?
— Ce sont des fous, des monstres... des mutants !
— Non, ils sont sans greffe. Les mutants c’est nous, sujets de la Cité. Eux sont libres, capables de penser et d’aimer.
— Aimer ?
— Oui, petit frère, aimer ! C’est ce doux sentiment si bon, si vrai... C’est savoir aussi se réjouir de ce qui est beau, car je sais que ce qui est beau est simplement utile pour vivre !
— C’est comme cette impression ressentie lorsque je viens ici construire avec les sons ?
— Tout à fait ! Au fait, s’il te plaît, te souviens-tu de… Yeph ?
— Non, du tout... qui est-ce ?
— Ta mémoire honteuse est certainement encore trop faible. De toute manière, il t’a été auto-nettoyé ! C’est un primaire. Avant la Chalystime, il était mon jumeau.
— Mais tu n’as jamais eu de frère jumeau...
— Oh, là n’est pas le problème. Tout est possible pour nos maîtres. Notre notion de la vérité, du bien et du mal leur appartient totalement, aussi je ne puis pas t’expliquer ce qui pour toi n’existe pas…
Enfin, ce personnage dont tu n’as plus de notion, le Centre l’aurait kryfluxiré. J’ai cependant la certitude que d’autres ont pris la relève et que ces êtres libres sont bons !
Je suis persuadé que c’est le souvenir de Yeph qui, malgré la greffe et l’autonettoyage, a permis ce réveil de nos sens et de la mémoire honteuse, enfermés par le krysle...
Un éclair coupe net ce dialogue.
En un instant, les deux enfants sont ligotés, bâillonnés et enveloppés de filets puis ballés sur un vieux sarx lévimodulaire.
Le voyage dure à peine quelques minutes.
Ce n’est pas la méthode du Centre, pense Chris. Nous avons peut-être la chance d’avoir rencontré les primaires !
Il entend des voix :
— Deux jeunes ! On les dirait frères...
— Est-ce une fugue ou un incident ?
— Je crois qu’ils sont en voie parallèle volontairement, car le plus vieux vient souvent dans le secteur.
— Oui, Emma l’a déjà pisté. Il y a un très bon rapport à son sujet.
— Mais Ghils, as-tu remarqué le visage du plus jeune... C’est un regard qui me rappelle quelque chose...
— C’est fou ! ne serait ce pas celui qu’il recherchait autrefois, au moment du Grand Jour ?
— Hum, c’est vrai qu’il y a ressemblance, mais après tant de cycles, ce n’est guère possible. De toute façon, les photos ne sont plus dans les bases !
— Étrange tout de même.
Ne crois-tu pas qu’il faille en parler à Sako ?
— Eh bien le voici justement avec Phil !
— Salut les p’tits ! Quoi de neuf ce soir ?
— Juste deux adolescents ramassés dans le secteur 214, Sako.
— Celui du p’tit rêveur ?
— Justement c’est lui, dit celui qui semble être Phil, et un autre que vous avez pris avec...
— Il faut le signaler à Jeph !
— Oui, il sera ravi, car il demandait depuis déjà un certain temps que soit récupéré le personnage. Où sont-ils ? Vous les avez déballés ?
— Non. Nous avions peur que le Centre les ait mouchés. Ils sont sous le premier testeur.
C’est fini justement : rien à signaler ; on peut les préparer.
Chris n’a pas perdu une parole des primaires. Si tous les mots ne lui sont pas connus, il a cependant fort bien saisi la discussion.
Lorsqu’il recouvre la vue, le voici allongé à côté de Tomas, sans connaissance. On les déshabille tous deux. Il se laisse faire, car autour de lui les primaires ont un visage plein de ce rictus que sa mémoire honteuse lui désigne sous le joli mot de “sourire”. Il trouve cela beau. Il n’a pas peur.
Pour la première fois, non seulement Chris voit son corps, mais il découvre aussi celui de son frère. Il a beaucoup de difficultés à comprendre ce qui lui arrive.
Un testeur est passé sur leur torse et la cellule se met en branle, donnant à tout le corps un rayonnement bleuté.
— Greffe première. Mémoire active totale. Mémoire de base extrêmement développée pour le plus jeune. Mémoire libre forte étonnante chez notre rêveur ! diagnostique Ghils...
— Vous savez, en fait, je suis plus jeune que mon frère, dit Chris, qui ne peut se retenir plus longtemps !
— Tiens, tu es éveillé, toi, alors que l’autre est sans connaissance. Comment sais-tu qu’il est ton frère ? C’est un mot non-inscrit dans votre éducation spécifique !
— Il me l’a dit...
— Bien, nous verrons tout cela plus tard, avec le conseil. Tout d'abord, nous allons court-circuiter votre cellule de vie et ôter ces greffes. Vous ne garderez que peu de temps la cicatrice.
Vous pouvez maintenant vous déplacer tous deux librement.
En premier lieu, vous serez conduits à la salle à manger : ton frère s’est évanoui, car il n’a apparemment ni dormi, ni mangé depuis fort longtemps...
La greffe est déconnectée chez les deux enfants.
Ils sont tous deux habillés de simples justaucorps aux couleurs vives.
Tomas sort doucement de sa torpeur. Regardant autour de lui, la présence de son frère tout sourire, lui redonne pleine conscience... Alors, moment inouï : il se jette dans les bras de Chris et tous deux pleurent à chaudes larmes.
Le cauchemar de tout ce temps volé s’achève enfin !
À quelque distance de là, devant un écran, Jeph n’a pu visionner toute la scène.
Les larmes coulent depuis déjà un long moment sur son beau visage.
— Ce sont eux ? Demande Ghils...
— Bien entendu ! dit Emma, regarde-les tous deux !
— On avait cependant visionné la quasi-totalité des fichiers du Centre...
— Oui, mais pour les 800.000 “élus”, les dossiers sont “Top Secret” avec un sacré code d’accès.
Nous avions à faire à deux futurs supers héros de l’Archyeur !
— Eh bien, les amis, dit Jeph, s’essuyant les yeux brûlés par trop de souffrance et imprimant sur son visage un sourire de feu ; pour l’Archyeur ils n’existent plus.
Maintenant leur vie commence.
Et dans un murmure à peine audible : ...Et la vie pourrait enfin reprendre sens.
— Tu souhaites que nous les fassions venir ?
— Non, laissez-les s’acclimater et découvrir la joie de vivre. S’ils désirent me rencontrer, ils sauront en trouver le moyen : ce qu’ils ont osé réaliser contre l’autorité du Centre est déjà peu banal !
N’oubliez pas non plus que, comme pour vous, leur mémoire de base a été nettoyée de mon existence...
Aimez-les, et donnez-leur les moyens afin de les libérer totalement des instructions du code d’existence autorisée.
Moi, pour eux, aujourd’hui, je ne suis rien.
Je vous laisse. Je me réjouis de cette nouvelle victoire sur l’idéal de l’Archyeur.
Si vous souhaitez me joindre, vous savez où me trouver.
Jeph s’en va, laissant Ghils un peu troublé.
— Tu comprends ce qu’il dit exactement ?
— Oui Ghils, bien avant de recouvrir la liberté grâce à ses amis, nous avons tous été nettoyés par le Centre de sa réalité. Pour chacun d’entre nous, il n’est pas.
— Cependant j’ai toujours au plus profond de moi la certitude qu’il nous aime beaucoup — et cela d’avant la Chalystime : le vide qui est en moi est trop important.
— C’est vrai ; moi aussi je n’arrive pas toujours à saisir ce qu’il y a eu. Lorsque je lui ai posé quelques questions à ce propos, il refusait de me répondre, ou plutôt trouvait un prétexte pour renvoyer la discussion à un autre sujet.
Comme cela le rendait triste, je n’ai plus insisté.
— Il en va de même pour beaucoup d'entre vous. L’affection que nous avons pour lui est sans mémoire.
Le lecteur a achevé son opération. Les 800.000 (nous pouvons les nommer ainsi : cette élite en cours d’éducation pour la gloire du Centre), sont prêts à recevoir les instructions et les crédits mérités afin de vivre honorablement pendant la semaine.
La lumière fraxilière développe de nouveau son champ sur les enfants et charge les cellules de chacun.
Tomas voit son frère percevoir la moitié de la dose habituelle...
C’est à peine suffisant pour ses besoins nutritionnels hebdomadaires ! À ce rythme, Chris ne tiendra pas un mois de plus. L’Archyeur doit souhaiter le voir s’auto-kryfluxirer, ou le forcer à demander une nouvelle greffe. La faim reste l’arme la plus redoutable après le transport.
Le silence est total dans l’ensemble des stades.
Maintenant seulement, les enfants et les adolescents reprennent conscience. Ils ne perçoivent jamais directement la première phase de l’opération. Chris ouvre les yeux et instinctivement, pour la première fois, se tourne vers Tomas. Ce dernier ose le regarder avec un sourire.
La cellule de Chris se bloque. Sa réaction est vive. Le “rictus” (comme cela est nommé dans le système éducatif) de son fractionnaire n’est pas autorisé par le code. Cependant, cela ne lui procure non pas un malaise, mais une sensation qu’il n’a jusqu’à maintenant qu’imaginée... Et que le Centre lui supprime chaque semaine en limitant toujours davantage ses crédits.
Dégrafant sa ceinture une fraction de seconde, il ose répondre par ce même mouvement des lèvres.
Il était temps : la sphère centrale s’éclaire. Les 800.000 entrent dans la phase d’éducation active. L’Archyeur leur apparaît - image en trois dimensions - pour le sohrast.
Grâce à ses lentilles phalières, Tomas peut enfin saisir les traits de son maître. La très vive lumière d’où il jaillit lui empêchait jusqu’alors un regard direct. C’est un être petit, gros, gras même, au visage graisseux. Ce corps laid et repoussant n’est pas associé à la voix puissante transmise par les haut-parleurs. Elle enivre, elle étouffe... Aussi, le malaise est total chez le jeune homme.
En opposition avec les propos de l’Archyeur, il découvre combien les mots “beau” et “harmonie” sont importants pour sa vie.
Le code d’existence autorisée ne donne pas aux enfants la capacité de ressentir ce qui est beau. En effet, le beau est lié aux sentiments. L’art a disparu des concepts du Centre dans le code. Tout doit être utile. Les vivants ont le devoir d’être efficaces pour mériter d’exister. Le beau n’est pas alimentaire, car il donne à l’homme une capacité d’évasion le rendant improductif. L’art fait perdre à l’homme sa capacité de raisonnement ; il est par cela même néfaste à la vie de la Cité. Seules, les notions de bien et de mal sont réglementaires : le bien entre uniquement dans le cadre de la vie autorisée, — car bien s’oppose à plaisir — alors que la capacité au mal leur est ôtée chaque semaine jusqu’à la fin de leur croissance. Une fois la maturité acquise, pour mériter leur entrée dans le monde, ils pourront trouver leur place dans la Cité. En tant que citoyens, l’idée même du mal sera définitivement rayée de leur conscience grâce à l’activation optimale de la greffe.
Les enfants seront libres, car ils ne seront plus en mesure de penser le mal.
Tomas est étonné de voir combien l’instruction est insupportable lorsqu’elle est confrontée à sa propre volonté. N’ayant pas cliqué la ceinture, et sa cellule étant fermée, seule sa mémoire active reçoit les paroles du maître. Cela met immédiatement en branle sa mémoire honteuse.
Le refus des propos est total.
La douleur est intense.
La lumière de la sphère s’atténue. L’Archyeur disparaît. La paix règne dans tous les stades ; chacun dégrafe sa ceinture de trans, tous se lèvent calmement afin de rejoindre leurs cellules respectives.
Chris est surpris de voir son fractionnaire avec sa planche aussi :
— Tiens, tu ne te téléportes pas non plus ?
— J’apprends moi-même à économiser les crédits !
— Ah ? Mais comment as-tu fait pour arriver avant moi au stade... J’ai à peine le temps d’achever mon blyxste chaque jour et pourtant je suis très efficace ! Et toi tu arrives ainsi à me dépasser sur le temps d’accès...
— C’est-à-dire que je n’ai pas réalisé mon blyxste !
— Chut, ne dis rien, tu serais immédiatement puni si l’on t’entendait. Viens, on s’éloigne d’ici. Tiens : oserais-tu t’arrêter en voie parallèle ? Au point où tu sembles arrivé, tout peut être essayé. J’en ai assez d’être seul !
— Dis-moi donc, Chris, qu’est-ce que ces propos ? Tu es en dehors des règles et tu risques de plus d’être inscrit pour une greffe seconde.
Une annonce est lancée par le Centre : le sujet en cours de formation “A.Y.467.” est prié de se présenter immédiatement au lecteur principal de recherches.
— Laisse toutes tes affaires, viens vite Tomas. On stoppe ensemble si tu me tiens la main ; ainsi, nous ne serons pas séparés dans la voie parallèle.
Tomas ressent une joie sans égale. Aujourd’hui sa vie change. Il sait que se rendre au Lecteur le destinerait non à être kryfluxiré, (car trop jeune, en bonne santé et potentiellement encore utile à la Cité) mais au mieux, greffé de nouveau pour se retrouver en classe 2 ou 3 avec suppression totale de sa mémoire active... Aussi, son retour n’est pas supportable. Le Centre s’est donc finalement rendu compte de son action ce soir.
Les planches éteintes, les voici tous deux côte à côte, dans une brume étrange au cœur de l’espace interdit : hors de la Cité.
L’odeur est inconnue chez Tomas, tout comme le sol foulé par ses pieds et que sa mémoire honteuse nomme “herbe”.
— Tu sais, je peux te le dire maintenant : moi je viens très souvent ici ! La première fois, c’était par accident : je n’avais plus assez de crédit ; ma planche s’est stoppée seule et je suis tombé dans cette zone. C’est une patrouille qui m’a récupéré. Cela m’a coûté huit jours d’isolement et la menace d’une greffe secondaire. Je suis en bonne place sur le tableau des futures jeunes forces de l’Archyeur ! Aussi malgré tout cela j’ai pris goût à cet endroit. J’ai l’impression que dans ce chaos total il y a finalement plus de vie que dans la Cité. J’entends des bruits merveilleux que j’assemble dans mon esprit.
Ma cellule n’est certainement pas correctement greffée ou le rejet est fort probable, mais je n’arrive pas à recevoir l’éducation réglementaire ! Et toi, es-tu déjà venu en ces lieux ?
— Non, petit frère...
— Cela veut dire quoi exactement ce mot “frère” ?
— C’est le terme réel, remplacé par le Centre avec le terme de “fractionnaire”.
— Ah oui ?
Chut ! Réveille ta planche, tiens-moi la main... Une patrouille arrive...
Ouf, on a eu chaud !
Dis-moi, pourquoi es-tu si étrange ? J’ai l’impression que je puis te donner ma confiance. Tu sais, tu es la première personne à qui je raconte mes évasions interdites !
— Mais comment t’y prends-tu avec le lecteur confesseur ?
- C’est simple : je l’embrouille avec des histoires toutes préparées, d’une banalité désespérante ; ainsi, il sature systématiquement avant de réussir à tout lire... J’y perds à chaque fois quelques nouveaux crédits, mais je reste ainsi plus libre !
— Tu dis ?
— Je suis plus libre. Oui, c’est un mot que j’ai découvert en rêve.
— Alors toi aussi tu rêves en couleur... Ah, Chris, c’est merveilleux ! Combien as-tu de crédits ?
— Moins de 10.000 cette fois.
— Moi, il m’en reste 23.000. Je ne souhaite pas cependant retourner dans la Cité.
— Ah...
— Écoute, si tu me fais confiance, nous pouvons tenter ce soir d’entrer dans la liberté. Moi, je pense être définitivement grillé par le Centre. Juste lorsque nous sommes partis en voie parallèle, j’ai eu une demande de rapport immédiat. C’est la fin si je m’y rends !
— Où désires-tu aller ?
— Tu as entendu parler des primaires ?
— Ce sont des fous, des monstres... des mutants !
— Non, ils sont sans greffe. Les mutants c’est nous, sujets de la Cité. Eux sont libres, capables de penser et d’aimer.
— Aimer ?
— Oui, petit frère, aimer ! C’est ce doux sentiment si bon, si vrai... C’est savoir aussi se réjouir de ce qui est beau, car je sais que ce qui est beau est simplement utile pour vivre !
— C’est comme cette impression ressentie lorsque je viens ici construire avec les sons ?
— Tout à fait ! Au fait, s’il te plaît, te souviens-tu de… Yeph ?
— Non, du tout... qui est-ce ?
— Ta mémoire honteuse est certainement encore trop faible. De toute manière, il t’a été auto-nettoyé ! C’est un primaire. Avant la Chalystime, il était mon jumeau.
— Mais tu n’as jamais eu de frère jumeau...
— Oh, là n’est pas le problème. Tout est possible pour nos maîtres. Notre notion de la vérité, du bien et du mal leur appartient totalement, aussi je ne puis pas t’expliquer ce qui pour toi n’existe pas…
Enfin, ce personnage dont tu n’as plus de notion, le Centre l’aurait kryfluxiré. J’ai cependant la certitude que d’autres ont pris la relève et que ces êtres libres sont bons !
Je suis persuadé que c’est le souvenir de Yeph qui, malgré la greffe et l’autonettoyage, a permis ce réveil de nos sens et de la mémoire honteuse, enfermés par le krysle...
Un éclair coupe net ce dialogue.
En un instant, les deux enfants sont ligotés, bâillonnés et enveloppés de filets puis ballés sur un vieux sarx lévimodulaire.
Le voyage dure à peine quelques minutes.
Ce n’est pas la méthode du Centre, pense Chris. Nous avons peut-être la chance d’avoir rencontré les primaires !
Il entend des voix :
— Deux jeunes ! On les dirait frères...
— Est-ce une fugue ou un incident ?
— Je crois qu’ils sont en voie parallèle volontairement, car le plus vieux vient souvent dans le secteur.
— Oui, Emma l’a déjà pisté. Il y a un très bon rapport à son sujet.
— Mais Ghils, as-tu remarqué le visage du plus jeune... C’est un regard qui me rappelle quelque chose...
— C’est fou ! ne serait ce pas celui qu’il recherchait autrefois, au moment du Grand Jour ?
— Hum, c’est vrai qu’il y a ressemblance, mais après tant de cycles, ce n’est guère possible. De toute façon, les photos ne sont plus dans les bases !
— Étrange tout de même.
Ne crois-tu pas qu’il faille en parler à Sako ?
— Eh bien le voici justement avec Phil !
— Salut les p’tits ! Quoi de neuf ce soir ?
— Juste deux adolescents ramassés dans le secteur 214, Sako.
— Celui du p’tit rêveur ?
— Justement c’est lui, dit celui qui semble être Phil, et un autre que vous avez pris avec...
— Il faut le signaler à Jeph !
— Oui, il sera ravi, car il demandait depuis déjà un certain temps que soit récupéré le personnage. Où sont-ils ? Vous les avez déballés ?
— Non. Nous avions peur que le Centre les ait mouchés. Ils sont sous le premier testeur.
C’est fini justement : rien à signaler ; on peut les préparer.
Chris n’a pas perdu une parole des primaires. Si tous les mots ne lui sont pas connus, il a cependant fort bien saisi la discussion.
Lorsqu’il recouvre la vue, le voici allongé à côté de Tomas, sans connaissance. On les déshabille tous deux. Il se laisse faire, car autour de lui les primaires ont un visage plein de ce rictus que sa mémoire honteuse lui désigne sous le joli mot de “sourire”. Il trouve cela beau. Il n’a pas peur.
Pour la première fois, non seulement Chris voit son corps, mais il découvre aussi celui de son frère. Il a beaucoup de difficultés à comprendre ce qui lui arrive.
Un testeur est passé sur leur torse et la cellule se met en branle, donnant à tout le corps un rayonnement bleuté.
— Greffe première. Mémoire active totale. Mémoire de base extrêmement développée pour le plus jeune. Mémoire libre forte étonnante chez notre rêveur ! diagnostique Ghils...
— Vous savez, en fait, je suis plus jeune que mon frère, dit Chris, qui ne peut se retenir plus longtemps !
— Tiens, tu es éveillé, toi, alors que l’autre est sans connaissance. Comment sais-tu qu’il est ton frère ? C’est un mot non-inscrit dans votre éducation spécifique !
— Il me l’a dit...
— Bien, nous verrons tout cela plus tard, avec le conseil. Tout d'abord, nous allons court-circuiter votre cellule de vie et ôter ces greffes. Vous ne garderez que peu de temps la cicatrice.
Vous pouvez maintenant vous déplacer tous deux librement.
En premier lieu, vous serez conduits à la salle à manger : ton frère s’est évanoui, car il n’a apparemment ni dormi, ni mangé depuis fort longtemps...
La greffe est déconnectée chez les deux enfants.
Ils sont tous deux habillés de simples justaucorps aux couleurs vives.
Tomas sort doucement de sa torpeur. Regardant autour de lui, la présence de son frère tout sourire, lui redonne pleine conscience... Alors, moment inouï : il se jette dans les bras de Chris et tous deux pleurent à chaudes larmes.
Le cauchemar de tout ce temps volé s’achève enfin !
À quelque distance de là, devant un écran, Jeph n’a pu visionner toute la scène.
Les larmes coulent depuis déjà un long moment sur son beau visage.
— Ce sont eux ? Demande Ghils...
— Bien entendu ! dit Emma, regarde-les tous deux !
— On avait cependant visionné la quasi-totalité des fichiers du Centre...
— Oui, mais pour les 800.000 “élus”, les dossiers sont “Top Secret” avec un sacré code d’accès.
Nous avions à faire à deux futurs supers héros de l’Archyeur !
— Eh bien, les amis, dit Jeph, s’essuyant les yeux brûlés par trop de souffrance et imprimant sur son visage un sourire de feu ; pour l’Archyeur ils n’existent plus.
Maintenant leur vie commence.
Et dans un murmure à peine audible : ...Et la vie pourrait enfin reprendre sens.
— Tu souhaites que nous les fassions venir ?
— Non, laissez-les s’acclimater et découvrir la joie de vivre. S’ils désirent me rencontrer, ils sauront en trouver le moyen : ce qu’ils ont osé réaliser contre l’autorité du Centre est déjà peu banal !
N’oubliez pas non plus que, comme pour vous, leur mémoire de base a été nettoyée de mon existence...
Aimez-les, et donnez-leur les moyens afin de les libérer totalement des instructions du code d’existence autorisée.
Moi, pour eux, aujourd’hui, je ne suis rien.
Je vous laisse. Je me réjouis de cette nouvelle victoire sur l’idéal de l’Archyeur.
Si vous souhaitez me joindre, vous savez où me trouver.
Jeph s’en va, laissant Ghils un peu troublé.
— Tu comprends ce qu’il dit exactement ?
— Oui Ghils, bien avant de recouvrir la liberté grâce à ses amis, nous avons tous été nettoyés par le Centre de sa réalité. Pour chacun d’entre nous, il n’est pas.
— Cependant j’ai toujours au plus profond de moi la certitude qu’il nous aime beaucoup — et cela d’avant la Chalystime : le vide qui est en moi est trop important.
— C’est vrai ; moi aussi je n’arrive pas toujours à saisir ce qu’il y a eu. Lorsque je lui ai posé quelques questions à ce propos, il refusait de me répondre, ou plutôt trouvait un prétexte pour renvoyer la discussion à un autre sujet.
Comme cela le rendait triste, je n’ai plus insisté.
— Il en va de même pour beaucoup d'entre vous. L’affection que nous avons pour lui est sans mémoire.
* * *
Chris s’acclimate sans problème à sa vie nouvelle. Il découvre en Ghils, Emma, Franch et les autres, des amis comme jamais son esprit ne le lui aurait laissé espérer. La formation est fort rude cependant, car cette vie en base souterraine n’est pas si simple.
Cependant, la liberté vaut peut-être tous les plus grands efforts.
Les bruits et les sons deviennent musique, mot nouveau qui prend sens et lui ouvre une perspective d’avenir merveilleuse. Il peut alors conjuguer devoirs et passions.
Sako lui a expliqué le sens réel de sa vie :
Tant que le Centre impose à ses sujets un mode de vie qu’il a jugé bien, il faut lutter.
Tant que l’Archyeur, dans l’idée de “bien éduquer” chaque homme, lui détruit son humanité, le rendant incapable d’éprouver le moindre sentiment ; tant qu’il transforme chaque être en un des rouages de la Cité et qu’il sait sacrifier lorsqu’il le juge à bout de course où “inadapté”… Alors dans ce monde sans âme, resteront toujours des êtres sensibles au beau, et désireux de vivre.
Cette liberté est au prix de lourds travaux et des œuvres issues de l’imagination de beaucoup.
Depuis le Grand Jour, un grand nombre de primaires ont donné de leur vie pour arriver au résultat escompté.
Il ne faudra s’arrêter que le jour où tout homme aura recouvré la liberté. Alors, chacun sera en mesure de choisir.
Les bases sont des havres de paix où peuvent vivre librement et en harmonie avec la nature, ceux qui ont compris le sens du mot “aimer”.
Chris est souvent troublé par son frère. Ils se voient trop peu à ses yeux… Yeux qui le font souffrir de plus en plus. C'est un des effets liés aux dégâts causés par la greffe. Il sait qu'à brève échéance, sans solution miracle, il risque de perdre la vue.
Pour Tomas, la greffe ôtée, c'est une forme d'autisme qui l'envahi progressivement. Il refuse en effet, étrangement, de plus en plus tout contact, même avec Chris.
Ce n’est pas pour rejeter ce frère qu’il aime, mais il éprouve le besoin d’être seul.
Soit il se promène seul dans la grotte “au lac de soufre”, où l’eau est si agréable ; soit il s’enferme dans sa cellule, au calme, afin de dévorer ce qu’il y a de plus rare dans la base et dont il a un appétit féroce : les livres.
Ils étaient inexistants dans la Cité. Depuis la Chalystime, tous avaient disparu...
Chez lui, sans connaître le fournisseur, Tomas reçoit à intervalles non réguliers quelques précieux ouvrages qu’il nomme la “mémoire de l’homme”.
Il est une des rares personnes de cette base à savoir lire correctement ces textes d’avant le Grand Jour. Sa mémoire de base (que l’Archyeur nommait “mémoire honteuse”) était telle, que ce souvenir lui est finalement resté malgré les séances d’autonettoyage.
Tomas ne désire rencontrer personne. Il accepte sa solitude, car les livres lui suffisent.
Lors de son arrivée, il avait sans trop y croire, demandé s’il y avait eu, autrefois présent, ici ou dans une base proche, un autre frère, son frère jumeau... Mais personne ne put lui donner raison.
Alors, seul, il le construisait dans ses rêves, — ombre aimante. Il était heureux ainsi.
Cela lui suffisait.
Après quelques vaines tentatives de rencontrer Jeph, toujours annoncé absent, (car Tomas souhaitait, à lui aussi, poser la question quant à cet être qu’il sentait vivre en lui), il alla consulter la bibliothèque informatique et découvrit un lot impressionnant de fiches enregistrées avant la Chalystime.
Les documents sont formels et il semble impossible qu’ils aient eu la plus petite falsification : Tomas n’a pas et n’a jamais eu de frère jumeau !
Résigné, l’avenir n’a plus guère alors d’importance pour cet enfant.
Pièr, son tuteur, le laisse fort libre.
Il a été prié d’agir ainsi.
Cependant, régulièrement il s’informe de ses lectures et l’invite à créer. Selon lui, ce petit homme est prometteur. Tomas utilise son temps à lire, à écrire des poèmes et des contes qu’il ne peut partager ; à rêver dans des promenades et baignades, sans chercher à découvrir les autres bases.
Il ne souhaite ni voyager, ni rencontrer de nouveaux amis ou encore se former pour une fonction future.
Parmi celles et ceux qui vivent autour de lui, l’étonnement est réel : c'est surprenant de voir un des jeunes aussi absent de la formation et des charges de la communauté. Aucun n’a pourtant à son égard la moindre jalousie.
Tous aiment Tomas... sans nécessairement savoir pourquoi !
Les jours se suivent, toujours différents, toujours plus heureux, peut-être ?
Malgré les difficultés de chacun, cela ne semble jamais monotone, car lorsque l’on aime, nous dit Jeph, chaque instant de la vie est éternité, et le monde devient beau.
Régulièrement, tous sont informés de l’état des bases, de la situation du Centre, et l’on se réjouit bien entendu à l’annonce régulière de nouveaux venus recouvrant la liberté.
Après un long séjour en visite auprès de certains amis demeurant dans d’autres bases... Surtout pour essayer d’oublier un peu... Jeph revient au Lac de Soufre, où se trouve sa cellule.
Ce soir-là, après s’être plu à déguster quelques nourritures basiques, le désir, “la muse” l’invite à composer un nouveau poème, comme autrefois, lorsqu’il n’était pas seul...
C’est plus qu’une supplique cette fois, c’est une réelle torture. Il est bon d’oser succomber :
Cependant, la liberté vaut peut-être tous les plus grands efforts.
Les bruits et les sons deviennent musique, mot nouveau qui prend sens et lui ouvre une perspective d’avenir merveilleuse. Il peut alors conjuguer devoirs et passions.
Sako lui a expliqué le sens réel de sa vie :
Tant que le Centre impose à ses sujets un mode de vie qu’il a jugé bien, il faut lutter.
Tant que l’Archyeur, dans l’idée de “bien éduquer” chaque homme, lui détruit son humanité, le rendant incapable d’éprouver le moindre sentiment ; tant qu’il transforme chaque être en un des rouages de la Cité et qu’il sait sacrifier lorsqu’il le juge à bout de course où “inadapté”… Alors dans ce monde sans âme, resteront toujours des êtres sensibles au beau, et désireux de vivre.
Cette liberté est au prix de lourds travaux et des œuvres issues de l’imagination de beaucoup.
Depuis le Grand Jour, un grand nombre de primaires ont donné de leur vie pour arriver au résultat escompté.
Il ne faudra s’arrêter que le jour où tout homme aura recouvré la liberté. Alors, chacun sera en mesure de choisir.
Les bases sont des havres de paix où peuvent vivre librement et en harmonie avec la nature, ceux qui ont compris le sens du mot “aimer”.
Chris est souvent troublé par son frère. Ils se voient trop peu à ses yeux… Yeux qui le font souffrir de plus en plus. C'est un des effets liés aux dégâts causés par la greffe. Il sait qu'à brève échéance, sans solution miracle, il risque de perdre la vue.
Pour Tomas, la greffe ôtée, c'est une forme d'autisme qui l'envahi progressivement. Il refuse en effet, étrangement, de plus en plus tout contact, même avec Chris.
Ce n’est pas pour rejeter ce frère qu’il aime, mais il éprouve le besoin d’être seul.
Soit il se promène seul dans la grotte “au lac de soufre”, où l’eau est si agréable ; soit il s’enferme dans sa cellule, au calme, afin de dévorer ce qu’il y a de plus rare dans la base et dont il a un appétit féroce : les livres.
Ils étaient inexistants dans la Cité. Depuis la Chalystime, tous avaient disparu...
Chez lui, sans connaître le fournisseur, Tomas reçoit à intervalles non réguliers quelques précieux ouvrages qu’il nomme la “mémoire de l’homme”.
Il est une des rares personnes de cette base à savoir lire correctement ces textes d’avant le Grand Jour. Sa mémoire de base (que l’Archyeur nommait “mémoire honteuse”) était telle, que ce souvenir lui est finalement resté malgré les séances d’autonettoyage.
Tomas ne désire rencontrer personne. Il accepte sa solitude, car les livres lui suffisent.
Lors de son arrivée, il avait sans trop y croire, demandé s’il y avait eu, autrefois présent, ici ou dans une base proche, un autre frère, son frère jumeau... Mais personne ne put lui donner raison.
Alors, seul, il le construisait dans ses rêves, — ombre aimante. Il était heureux ainsi.
Cela lui suffisait.
Après quelques vaines tentatives de rencontrer Jeph, toujours annoncé absent, (car Tomas souhaitait, à lui aussi, poser la question quant à cet être qu’il sentait vivre en lui), il alla consulter la bibliothèque informatique et découvrit un lot impressionnant de fiches enregistrées avant la Chalystime.
Les documents sont formels et il semble impossible qu’ils aient eu la plus petite falsification : Tomas n’a pas et n’a jamais eu de frère jumeau !
Résigné, l’avenir n’a plus guère alors d’importance pour cet enfant.
Pièr, son tuteur, le laisse fort libre.
Il a été prié d’agir ainsi.
Cependant, régulièrement il s’informe de ses lectures et l’invite à créer. Selon lui, ce petit homme est prometteur. Tomas utilise son temps à lire, à écrire des poèmes et des contes qu’il ne peut partager ; à rêver dans des promenades et baignades, sans chercher à découvrir les autres bases.
Il ne souhaite ni voyager, ni rencontrer de nouveaux amis ou encore se former pour une fonction future.
Parmi celles et ceux qui vivent autour de lui, l’étonnement est réel : c'est surprenant de voir un des jeunes aussi absent de la formation et des charges de la communauté. Aucun n’a pourtant à son égard la moindre jalousie.
Tous aiment Tomas... sans nécessairement savoir pourquoi !
Les jours se suivent, toujours différents, toujours plus heureux, peut-être ?
Malgré les difficultés de chacun, cela ne semble jamais monotone, car lorsque l’on aime, nous dit Jeph, chaque instant de la vie est éternité, et le monde devient beau.
Régulièrement, tous sont informés de l’état des bases, de la situation du Centre, et l’on se réjouit bien entendu à l’annonce régulière de nouveaux venus recouvrant la liberté.
Après un long séjour en visite auprès de certains amis demeurant dans d’autres bases... Surtout pour essayer d’oublier un peu... Jeph revient au Lac de Soufre, où se trouve sa cellule.
Ce soir-là, après s’être plu à déguster quelques nourritures basiques, le désir, “la muse” l’invite à composer un nouveau poème, comme autrefois, lorsqu’il n’était pas seul...
C’est plus qu’une supplique cette fois, c’est une réelle torture. Il est bon d’oser succomber :
J’ai pleuré ce matin
Ton visage dans ma glace,
Blessé par ce chagrin
Qui trop souvent l’efface,
Hantant mes nuits sans fin.
Je suis las des déserts
Où cette foule immense
De muets de chimères,
Me condamne en silence,
À panser vos misères.
Hurler serait bien vain :
Il n’y aura personne
Sur ce même chemin.
Au loin la cloche sonne
Et s’annonce demain…
Ton visage dans ma glace,
Blessé par ce chagrin
Qui trop souvent l’efface,
Hantant mes nuits sans fin.
Je suis las des déserts
Où cette foule immense
De muets de chimères,
Me condamne en silence,
À panser vos misères.
Hurler serait bien vain :
Il n’y aura personne
Sur ce même chemin.
Au loin la cloche sonne
Et s’annonce demain…
Les larmes coulent encore le long des joues de Jeph.
C’est vrai, l’Archyeur est finalement le grand vainqueur... Le jour où il se rebella contre lui, à cause des greffes, le Centre pensa qu’il était juste de le bannir dans la Voie Parallèle et ainsi le laisser périr parmi les décombres de l’ancienne civilisation.
Lorsqu’il fut jugé plus dangereux qu’il ne l’avait laissé paraître, s’il rassemblait quelques “fous”, hostiles à la greffe et au culte du bien imposé ; le Centre a réuni son conseil et il fut décidé un plan implacable : d’une manière totale, détruire, effacer de toutes mémoires l’existence même de Jeph...
Alors, vivant, il n’existait pour personne. C’est finalement plus terrible que la mort.
Peut-être aurait-il été préférable d’être Kryfluxiré, se dit-il ? Ici, les bases sont fragiles... L’Archyeur trouvera un moyen, un jour, pour nous détruire ! Cependant, quel autre bonheur pour moi, si ce n’est de le savoir ici ?
C’est vrai, l’Archyeur est finalement le grand vainqueur... Le jour où il se rebella contre lui, à cause des greffes, le Centre pensa qu’il était juste de le bannir dans la Voie Parallèle et ainsi le laisser périr parmi les décombres de l’ancienne civilisation.
Lorsqu’il fut jugé plus dangereux qu’il ne l’avait laissé paraître, s’il rassemblait quelques “fous”, hostiles à la greffe et au culte du bien imposé ; le Centre a réuni son conseil et il fut décidé un plan implacable : d’une manière totale, détruire, effacer de toutes mémoires l’existence même de Jeph...
Alors, vivant, il n’existait pour personne. C’est finalement plus terrible que la mort.
Peut-être aurait-il été préférable d’être Kryfluxiré, se dit-il ? Ici, les bases sont fragiles... L’Archyeur trouvera un moyen, un jour, pour nous détruire ! Cependant, quel autre bonheur pour moi, si ce n’est de le savoir ici ?
* * *
Jeph décide d’aller nager quelques brasses. À cette heure tardive, la plupart des êtres demeurant dans la base sont en phase de repos (vivant sans la lumière du jour, le temps est géré au mieux). Il sera dans ce silence qu’il aime tant.
L’immense lac souterrain est là, devant lui. Paisible, calme, son eau opaque et tiède s’éclaire d’une douce lumière donnant à l’ensemble des lieux d’harmonieux reflets ocre.
Se déshabillant rapidement, il entre dans cette eau qui l’invite à la paix. L’amertume en lui semble s’évanouir quelque peu. Ici, il arrive à respirer. Jeph se détend, nage un peu... S’amuse à plonger dans cette eau sans fond et si dense. Il est presque heureux.
Tomas nage tranquillement tout en fredonnant dans sa tête une courte mélodie qui lui donne le sourire au cœur.
L’immense lac souterrain est là, devant lui. Paisible, calme, son eau opaque et tiède s’éclaire d’une douce lumière donnant à l’ensemble des lieux d’harmonieux reflets ocre.
Se déshabillant rapidement, il entre dans cette eau qui l’invite à la paix. L’amertume en lui semble s’évanouir quelque peu. Ici, il arrive à respirer. Jeph se détend, nage un peu... S’amuse à plonger dans cette eau sans fond et si dense. Il est presque heureux.
Tomas nage tranquillement tout en fredonnant dans sa tête une courte mélodie qui lui donne le sourire au cœur.
Petit homme,
Cette nuit
Nous serions tous deux
Ensemble...
Petit homme,
Mon ami
La vie est comme il
Nous semble...
Illusion, vent d'ennui
Petit homme.
Loin de toi
J'ai perdu
Mon désir, mes passions
D'amour...
Souviens-toi,
Petit homme
De mon corps, de mes rêves
Et de ma folie !
Oui, je t'aime,
Petit homme
Reviens-moi, reviens vite
Bien vite...
Oui, je t'aime,
Petit homme...
Oui je t'aime !
Oui je t'aime !
Cette nuit
Nous serions tous deux
Ensemble...
Petit homme,
Mon ami
La vie est comme il
Nous semble...
Illusion, vent d'ennui
Petit homme.
Loin de toi
J'ai perdu
Mon désir, mes passions
D'amour...
Souviens-toi,
Petit homme
De mon corps, de mes rêves
Et de ma folie !
Oui, je t'aime,
Petit homme
Reviens-moi, reviens vite
Bien vite...
Oui, je t'aime,
Petit homme...
Oui je t'aime !
Oui je t'aime !
C’est alors qu’il entend cette même musique, transmise par les voûtes de la grotte, que la surface plane et calme du lac n’ose détourner.
Tout son corps l’abandonne.
C’est trop pour lui, trop difficile à saisir.
Tomas se sent disparaître.
Il aimerait se laisser couler mais cette eau trop dense le porte...
Il veut s’évanouir, mais son esprit est trop lucide : il saisit l’impossibilité d’être maître de son propre corps.
Il désire mourir mais sans savoir pourquoi.
Il souhaite vivre, en fait.
— Non, ce n’est pas vrai, dit-il à haute voix.
Je suis le seul à connaître cet air, et je suis seul à exister !
— Bien entendu, tu as raison, dit Jeph s’étant rapproché sans bruit. Tu m’as déjà chanté cette douce mélodie, avant le Grand Jour... Avant que je n’existe plus...
Les cœurs permirent aux yeux de se rencontrer, de retrouver les corps.
— Tu es !
— Oui Tomas.
— Pourquoi les fichiers n’ont-ils pas noté ton existence ?
Même si tu n’existes plus, tu es et restes cependant mon jumeau.
— Pour notre mémoire, en notre corps, oui, il est vrai que nous sommes jumeaux, mais c’est incompréhensible aux yeux des hommes : ce n’est plus prévu, ce n’est pas programmé dans leur “Code d’Existence Autorisée”.
Les hommes ont volontairement limité en eux la capacité de réflexion qui leur est propre. Nous sommes en effet issus d’un même ovule fécondé et dédoublé, mais développé à une époque plus récente pour toi.
— Depuis si longtemps...
Je t’ai cherché et pleuré partout...
— Sans trop voyager cependant !
— Bien entendu, mais tu sais que l’espace n’est qu’une limite de laquelle je me complais à sortir.
Dis-moi, pourquoi avoir attendu ?
Pourquoi, si tu savais ma présence en ces lieux, m’as-tu laissé seul tout ce temps ?
— Parce que, petit frère bien aimé, si l’espace n’existe pas, le temps de même n’est pas lorsque l’on aime !
— Comment cela ?
— Je te savais présent. Cela suffisait.
Je pense qu’aimer est d’éternité.
Ma crainte immense était de me croire oublié de toi…
— Bien entendu, hélas, je ne sais rien de toi, si ce n’est l’idée lointaine de ton existence.
Nous vivons dans une autre époque !
Ta présence ne me rappelle rien.
— Oui, c’est ce que je craignais, en effet : l’espace et le temps furent imaginés par l’homme (comme toutes ces lois — obligations et interdictions — qui régissent la Cité), afin de s’en constituer le maître ; alors, il s’est installé dans cet univers pour en devenir aussitôt l’esclave !
— Tu penses donc Yeph — car je puis, n’est-ce pas, t’appeler par ton nom — que si l’homme n’est pas libre, c’est de sa propre volonté ?
— Je ne puis que constater ce fait sans pouvoir le juger, ni avoir le droit de le lui reprocher : l’homme s’est volontairement privé de sa liberté afin de ne plus se trouver face à lui-même. En se donnant des lois et des machines pour penser ou raisonner à sa place, il perd petit à petit sa capacité d’imaginer, de rêver. L’homme devient de plus en plus objet, n’ayant sa réalité que dans le temps d’un instant.
— Mais pourquoi a-t-il agi ainsi ?
— Parce qu’il a peur !
— Peur ?
Peur de quoi, de qui ?
— Il a peur de ses peurs !
C’est cette peur qui enchaîne tout homme : l'homme a peur d’avoir peur de lui-même, peur d’avoir peur de son corps, et du corps de l’autre et de l’univers face à lui-même.
Comme il ne peut en saisir les limites, il s’est lui-même limité pour se rassurer quelques instants !
— Je vois, l’homme refuse de se situer à sa juste place. Il n’accepte pas de ne rien savoir : de n’être rien dans l’univers puisqu’il ne sait rien.
Avoir peur est une qualité pour éviter les erreurs de jugement ou les précipitations téméraires, mais la peur de nos peurs nous fige dans l’immobilisme ou les interdits castrateurs. Elle frustre la connaissance.
— En effet, je crois que l’homme libéré de la peur de ses peurs a la vie pour apprendre.
Il nous faut alors accepter d’apprendre dans l’inconnu de notre propre mort, sans nécessairement comprendre.
— C’est là où se trouve la faute !
— Explique-toi...
— Oui, apprendre sans comprendre est insupportable à l’homme qui a peur de la peur de la mort ! À cause de cette terrible frustration face à l’inconnu refusé de sa propre fin, l’homme s’est entouré de barrières lui cachant la beauté de l’univers. Il veut être maître de tout, en commençant par lui-même... et comme il touche du bout de ses doigts, chaque jour ses faiblesses qu’il refuse ; il a cloisonné l’espace dans lequel il pense pouvoir vivre sans risque. Il développe ainsi des rites enivrants et des religions exigeantes.
— Tout à fait, j’aime les mots que tu utilises.
Je tâcherais de te retrouver rapidement un livre racontant une fort ancienne création de ces histoires où nous perdons notre capacité à penser par nous-même. L’homme vit dans son monde comme un enfant installé dans un parc rassurant, au milieu de ses jouets.
Moi, au risque de me brûler au soleil de la vérité, j’ai préféré la liberté solitaire à la prison commune la plus dorée : je tente de vivre avec la règle du jeu de ma propre existence. Elle est appelée à évoluer au fil de mes jours jusqu’à ce moment glorieux où je vivrais par le cœur, la séparation de mon esprit avec ce corps que j’aime. Nous aurons vécu ainsi en désir d’harmonie sur cette terre afin d’être apte à apprendre toujours plus.
— Ah, c’est bien toi qui me fournis cette lecture précieuse depuis mon arrivée sur la base ! J’en étais convaincu.
Mais que nous apporte finalement cette culture, si ce n’est la certitude de ne presque rien connaître, puisque le savoir est pour nous sans limites dans ce monde inachevé ?
— Elle te donne, au-delà de l’inquiétude de cette inutilité, la sagesse, la paix, la plénitude : tu ne juges plus, tu ne condamnes plus, tu deviens disponible pour une étape nouvelle dans la vie de l’homme...
— Aimer ?
— Non, aimer, c’est une autre histoire... L’homme doit tout d’abord entrer pleinement dans l’univers et être en harmonie avec lui, avant de rencontrer les hommes !
— Créer alors !
— Bien entendu...
L’homme possède en lui cette réalité unique ! Il est en mesure de sentir la vie. En lui se trouve la capacité de créer et de comprendre le beau ; aussi, c’est par ses œuvres que l’homme rejoint sa propre création.
— Tu veux dire que c’est par sa création que l’homme achève la création.
— Voilà !
Je crois que nous nous retrouvons. Notre harmonie s’annonce de nouveau réelle. Nous sommes sur le chemin d’une vérité nouvelle au-delà de notre mémoire.
— Cher Yeph, c’est une impression que je découvre, avec plaisir. Pour autant je reste toujours à me poser des questions douloureuses quant à cette sensation d’abandon. La colère me ronge toujours à certains moments. Il me faudra, je pense, du temps et de longues explications de ta part pour comprendre et accepter tout ce qui s’est passé jusqu’à ce jour. Je ne sais pas qui je suis, qui nous sommes, et bien au-delà de ma conscience, je t’en veux terriblement.
— J’en suis si blessé et infiniment désolé. C’est pour cela aussi que je tardais à te rencontrer. Tu peux croire en ma souffrance. Le temps nous aidera, je l’espère à nous retrouver, à nous aimer peut-être.
— Dis-moi alors, peux-tu me donner une signification claire et heureuse du mot “aimer” chez l’homme ?
— Ah, il y aurait tant à apprendre et à comprendre... Je ne suis moi-même qu’aux balbutiements de cette merveilleuse étape !
N’aies crainte petit frère, nous le saurons, je crois, je l’espère.
Rentrons nous reposer maintenant.
Et au sortir de l’eau, se tenant par la main, ils virent qu’ils étaient nus.
Tout son corps l’abandonne.
C’est trop pour lui, trop difficile à saisir.
Tomas se sent disparaître.
Il aimerait se laisser couler mais cette eau trop dense le porte...
Il veut s’évanouir, mais son esprit est trop lucide : il saisit l’impossibilité d’être maître de son propre corps.
Il désire mourir mais sans savoir pourquoi.
Il souhaite vivre, en fait.
— Non, ce n’est pas vrai, dit-il à haute voix.
Je suis le seul à connaître cet air, et je suis seul à exister !
— Bien entendu, tu as raison, dit Jeph s’étant rapproché sans bruit. Tu m’as déjà chanté cette douce mélodie, avant le Grand Jour... Avant que je n’existe plus...
Les cœurs permirent aux yeux de se rencontrer, de retrouver les corps.
— Tu es !
— Oui Tomas.
— Pourquoi les fichiers n’ont-ils pas noté ton existence ?
Même si tu n’existes plus, tu es et restes cependant mon jumeau.
— Pour notre mémoire, en notre corps, oui, il est vrai que nous sommes jumeaux, mais c’est incompréhensible aux yeux des hommes : ce n’est plus prévu, ce n’est pas programmé dans leur “Code d’Existence Autorisée”.
Les hommes ont volontairement limité en eux la capacité de réflexion qui leur est propre. Nous sommes en effet issus d’un même ovule fécondé et dédoublé, mais développé à une époque plus récente pour toi.
— Depuis si longtemps...
Je t’ai cherché et pleuré partout...
— Sans trop voyager cependant !
— Bien entendu, mais tu sais que l’espace n’est qu’une limite de laquelle je me complais à sortir.
Dis-moi, pourquoi avoir attendu ?
Pourquoi, si tu savais ma présence en ces lieux, m’as-tu laissé seul tout ce temps ?
— Parce que, petit frère bien aimé, si l’espace n’existe pas, le temps de même n’est pas lorsque l’on aime !
— Comment cela ?
— Je te savais présent. Cela suffisait.
Je pense qu’aimer est d’éternité.
Ma crainte immense était de me croire oublié de toi…
— Bien entendu, hélas, je ne sais rien de toi, si ce n’est l’idée lointaine de ton existence.
Nous vivons dans une autre époque !
Ta présence ne me rappelle rien.
— Oui, c’est ce que je craignais, en effet : l’espace et le temps furent imaginés par l’homme (comme toutes ces lois — obligations et interdictions — qui régissent la Cité), afin de s’en constituer le maître ; alors, il s’est installé dans cet univers pour en devenir aussitôt l’esclave !
— Tu penses donc Yeph — car je puis, n’est-ce pas, t’appeler par ton nom — que si l’homme n’est pas libre, c’est de sa propre volonté ?
— Je ne puis que constater ce fait sans pouvoir le juger, ni avoir le droit de le lui reprocher : l’homme s’est volontairement privé de sa liberté afin de ne plus se trouver face à lui-même. En se donnant des lois et des machines pour penser ou raisonner à sa place, il perd petit à petit sa capacité d’imaginer, de rêver. L’homme devient de plus en plus objet, n’ayant sa réalité que dans le temps d’un instant.
— Mais pourquoi a-t-il agi ainsi ?
— Parce qu’il a peur !
— Peur ?
Peur de quoi, de qui ?
— Il a peur de ses peurs !
C’est cette peur qui enchaîne tout homme : l'homme a peur d’avoir peur de lui-même, peur d’avoir peur de son corps, et du corps de l’autre et de l’univers face à lui-même.
Comme il ne peut en saisir les limites, il s’est lui-même limité pour se rassurer quelques instants !
— Je vois, l’homme refuse de se situer à sa juste place. Il n’accepte pas de ne rien savoir : de n’être rien dans l’univers puisqu’il ne sait rien.
Avoir peur est une qualité pour éviter les erreurs de jugement ou les précipitations téméraires, mais la peur de nos peurs nous fige dans l’immobilisme ou les interdits castrateurs. Elle frustre la connaissance.
— En effet, je crois que l’homme libéré de la peur de ses peurs a la vie pour apprendre.
Il nous faut alors accepter d’apprendre dans l’inconnu de notre propre mort, sans nécessairement comprendre.
— C’est là où se trouve la faute !
— Explique-toi...
— Oui, apprendre sans comprendre est insupportable à l’homme qui a peur de la peur de la mort ! À cause de cette terrible frustration face à l’inconnu refusé de sa propre fin, l’homme s’est entouré de barrières lui cachant la beauté de l’univers. Il veut être maître de tout, en commençant par lui-même... et comme il touche du bout de ses doigts, chaque jour ses faiblesses qu’il refuse ; il a cloisonné l’espace dans lequel il pense pouvoir vivre sans risque. Il développe ainsi des rites enivrants et des religions exigeantes.
— Tout à fait, j’aime les mots que tu utilises.
Je tâcherais de te retrouver rapidement un livre racontant une fort ancienne création de ces histoires où nous perdons notre capacité à penser par nous-même. L’homme vit dans son monde comme un enfant installé dans un parc rassurant, au milieu de ses jouets.
Moi, au risque de me brûler au soleil de la vérité, j’ai préféré la liberté solitaire à la prison commune la plus dorée : je tente de vivre avec la règle du jeu de ma propre existence. Elle est appelée à évoluer au fil de mes jours jusqu’à ce moment glorieux où je vivrais par le cœur, la séparation de mon esprit avec ce corps que j’aime. Nous aurons vécu ainsi en désir d’harmonie sur cette terre afin d’être apte à apprendre toujours plus.
— Ah, c’est bien toi qui me fournis cette lecture précieuse depuis mon arrivée sur la base ! J’en étais convaincu.
Mais que nous apporte finalement cette culture, si ce n’est la certitude de ne presque rien connaître, puisque le savoir est pour nous sans limites dans ce monde inachevé ?
— Elle te donne, au-delà de l’inquiétude de cette inutilité, la sagesse, la paix, la plénitude : tu ne juges plus, tu ne condamnes plus, tu deviens disponible pour une étape nouvelle dans la vie de l’homme...
— Aimer ?
— Non, aimer, c’est une autre histoire... L’homme doit tout d’abord entrer pleinement dans l’univers et être en harmonie avec lui, avant de rencontrer les hommes !
— Créer alors !
— Bien entendu...
L’homme possède en lui cette réalité unique ! Il est en mesure de sentir la vie. En lui se trouve la capacité de créer et de comprendre le beau ; aussi, c’est par ses œuvres que l’homme rejoint sa propre création.
— Tu veux dire que c’est par sa création que l’homme achève la création.
— Voilà !
Je crois que nous nous retrouvons. Notre harmonie s’annonce de nouveau réelle. Nous sommes sur le chemin d’une vérité nouvelle au-delà de notre mémoire.
— Cher Yeph, c’est une impression que je découvre, avec plaisir. Pour autant je reste toujours à me poser des questions douloureuses quant à cette sensation d’abandon. La colère me ronge toujours à certains moments. Il me faudra, je pense, du temps et de longues explications de ta part pour comprendre et accepter tout ce qui s’est passé jusqu’à ce jour. Je ne sais pas qui je suis, qui nous sommes, et bien au-delà de ma conscience, je t’en veux terriblement.
— J’en suis si blessé et infiniment désolé. C’est pour cela aussi que je tardais à te rencontrer. Tu peux croire en ma souffrance. Le temps nous aidera, je l’espère à nous retrouver, à nous aimer peut-être.
— Dis-moi alors, peux-tu me donner une signification claire et heureuse du mot “aimer” chez l’homme ?
— Ah, il y aurait tant à apprendre et à comprendre... Je ne suis moi-même qu’aux balbutiements de cette merveilleuse étape !
N’aies crainte petit frère, nous le saurons, je crois, je l’espère.
Rentrons nous reposer maintenant.
Et au sortir de l’eau, se tenant par la main, ils virent qu’ils étaient nus.
- Fin -
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Le Grand Jour : conte philosophique issu des contes de moelle, en lien avec le Cycle de l'Austrel, des écrits de Yves Philippe de Francqueville… Tous droits réservés.
Auteur : Yves Philippe de Francqueville